Qui connaît encore les noms de Georges Roux, Jules Férat ou Léon Benett ? Pourtant, sans eux, Michel Strogoff, Dick Sand, capitaine de quinze ans, ou le capitaine Len Guy, lancé à la recherche d’Arthur Pym, n’auraient pas de visage. Pour les adolescents, précoces ou attardés, les romans de Jules Verne sont indissociables de leurs illustrations. Les éditeurs qui remettent ses volumes sous presse ne s’y trompent pas et continuent à nous régaler de ces gravures en noir et blanc, si expressives et si vivantes.
Au-delà de l’air résolu du messager du Tsar ou de la mine préoccupée du jeune garçon penché sur un compas qui le déroute, ces illustrations créent une ambiance irremplaçable : elles vous embarquent à bord d’un sloop au grossier bordé, vous promènent dans un marché levantin, vous perdent dans une jungle peuplée de fauves. Les situations dramatiques que le texte décrit sont relevées par des scènes qui font frémir le lecteur quand celui-ci accepte la magie du trait. L’imagination du dessinateur est à la hauteur de celle du romancier. Elles se complètent merveilleusement. Quand l’Halbarne, en route pour le Pôle Sud, à la poursuite du fantôme d’Arthur Pym, est broyé par un iceberg, ses voiles pendent, déchiquetées sur un fond ténébreux, et nul texte ne saurait rendre une impression aussi effrayante. Lorsque Nadia est saisie par les Tartares qui précipitent Michel Strogoff assommé dans les eaux du fleuve, la jeune femme a ce geste pathétique qu’affectaient alors toutes les actrices de théâtre jouant un drame.
Bien sûr, nombre de ces gravures nous paraissent aujourd’hui naïves, car leur but était de faire découvrir aux Français sédentaires des pays qualifiés d’exotiques. Mais, nous-mêmes qui les jugeons, savons-nous à quoi ressemblait un village indonésien ou un marché argentin au dix-neuvième siècle ? Au-delà de cette naïveté, n’y-a-t-il pas un témoignage sur la vision qu’en avaient nos compatriotes et sur un fragment de réalité historique ?
Quand nous lisons Dumas, Hugo ou Eugène Sue, notre imagination est stimulée par ces images qui collent aujourd’hui encore au récit. Nombre de ces auteurs ont été portés à l’écran, mais qui souhaite donner au Nel Land de Vingt-mille lieues sous les mers, la silhouette trop caricaturale de Kirk Douglas ? Soyons honnêtes, d’autres adaptations marquent mieux notre mémoire de lecteur : Jean Marais reste un comte de Monte-Cristo crédible, tandis que Raimund Harmstorf incarne avec réalisme Michel Strogoff (1976) ou le Loup des Mers de London. Nos relectures seront influencées par leurs traits.
Les premières photos apparaissent dans les romans tardifs de Jules Verne (L’agence Thompson & Cie – 1907 – en réalité Michel Verne), mais elles ne présentent que des paysages statiques, tandis que les personnages continuent à vivre sous le crayon du dessinateur et le stylet du graveur.
Ces illustrations parues dans des journaux largement diffusés, ont-elles influencé les premiers photographes ou les premiers photographiés, ou cette ressemblance est-elle due aux expressions de l’époque ? Dans l’excellent ouvrage de François Bellec – La France des gens de mer 1900 – 1950 – Éditions du Chêne -, on est frappé par les similitudes d’allures : fierté et simplicité des postures. Les sourires sont discrets, un peu timides. Les poses sont prises sans affectation. Ces marins-pêcheurs ravaudant leurs filets, ces femmes faisant aux Terre-Neuvas des adieux pudiques, ces matelots affairés sur le pont, pourraient avoir servi de modèles à nos dessinateurs. Ces photos anciennes témoignent du fait que nos dessinateurs s’inspiraient bien d’une réalité humaine croisée sur les ports ou au gré des voyages.
Les Éditions Voilier Rouge se placent dans cette tradition en nous offrant bientôt une réédition des Travailleurs de la Mer accompagnée des superbes illustrations, dont certaines sont de Victor Hugo lui-même : nous sommes là dans la tête de l’auteur. Dues aux talents de F.L. Méaulle, A. Granchi-Taylor et F.N Chifflart, ces gravures en couleurs sont superbes ; celles en noir et blanc sont puissantes. Ce coup d’œil sur un monde qui s’anime par la grâce du crayon et du pinceau, redouble le plaisir de la lecture en aiguisant notre imagination. Nous en redemandons !